Analyse de l’arrêt TF 5A_138/2024

François Bohnet, Avocat spécialiste FSA droit du bail, LL.M., Dr en droit, Professeur à l'Université de Neuchâtel
Simon Varin, Avocat, assistant doctorant à l'Université de Neuchâtel

La force de chose jugée et le renoncement à attaquer toutes les décisions de l’assemblée des copropriétaires

I. Objet de l’arrêt

L’arrêt commenté porte sur l’action en contestation de dix décisions de l’assemblée des copropriétaires, en se fondant d’une part sur un grief formel, soit la tenue illicite de l’assemblée et, d’autre part, sur des griefs matériels concernant certaines des décisions. Le Tribunal fédéral retient que le fait que le propriétaire se soit accommodé du jugement de première instance en ce qui concerne l’une des décisions n’excluait pas un examen, par la cour cantonale, de la question de la validité formelle des autres décisions, soit en l’occurrence de savoir si l’assemblée avait été tenue valablement.

II. Résumé de l’arrêt

A. Les faits

Une parcelle sur laquelle se trouve des garages et des places de stationnement est détenue en copropriété par trois propriétaires de parcelles adjacentes. Lors de l’assemblée des copropriétaires du 20 mai 2021, dix décisions ont été prises concernant cette parcelle (refus d’y construire une clôture ; refus de retrait d’une haie ; attribution de certaines zones de la parcelle au stationnement de visiteurs tiers ; inscription de droits d’usage exclusifs au registre foncier ; etc.).

L’un des copropriétaires a agi en annulation de ces décisions. Il a conclu à l’annulation de toutes les décisions prises ce jour-là, au motif que la tenue de l’assemblée des copropriétaires était illicite. En outre, il a pris cinq conclusions supplémentaires portant sur certaines des décisions litigieuses, pour lesquelles il a fait valoir des griefs matériels supplémentaires.

En première instance, le copropriétaire a obtenu que certaines décisions soient annulées, partiellement ou totalement et a succombé sur d’autres aspects. Dans son appel, le copropriétaire a renoncé à attaquer le jugement de première instance pour l’une des décisions de l’assemblée, mais a recouru sur les autres points. Les conclusions du copropriétaire ont été en grande partie rejetées et l’affaire a été renvoyée au juge de première instance concernant l’une des décisions litigieuses. La cour cantonale a notamment considéré qu’elle n’avait pas à se prononcer sur le caractère illicite de la tenue de l’assemblée, dès lors que l’une des décisions prises lors de cette assemblée n’était plus contestée.

B. Le droit

Recevabilité selon la nature des décisions – Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision constitue une décision incidente. Par conséquent, la question se pose de savoir si la décision attaquée doit être qualifiée dans son ensemble de décision incidente (art. 93 LTF) ou si elle doit être traitée comme une décision incidente uniquement en ce qui concerne le renvoi et, pour le reste, comme une décision partielle, susceptible de recours (art. 91 LTF) [consid. 1.2].

Indépendance des décisions partielles – A cet égard, le Tribunal fédéral souligne qu’une décision qui ne traite qu’une partie des conclusions présentées ne constitue une décision partielle susceptible de recours devant le Tribunal fédéral que si les conclusions pouvaient être jugées indépendamment des autres. L’indépendance au sens de l’art. 91 let. a LTF doit être comprise, d’une part, en ce sens que les conclusions cumulées auraient également pu faire l’objet d’un procès distinct. D’autre part, l’indépendance exige que la décision attaquée statue de manière définitive sur une partie de l’objet du litige, de sorte qu’il n’y ait aucun risque que le jugement final sur le reste de l’objet du litige soit en contradiction avec le jugement partiel déjà exécutoire. Ainsi, la décision sur l’une des prétentions ne doit pas être une condition nécessaire à la décision sur l’autre [consid. 1.3.1].

Lien entre les conclusions, la force de chose jugée et le caractère partiel d’une décision – Le risque de jugements contradictoires repose toujours sur les conclusions, c’est-à-dire sur les conséquences juridiques demandées. Seules celles-ci, lorsqu’elles sont élevées au rang de jugement, participent à la force de chose jugée. Le risque de jugements contradictoires existe si les différentes conclusions s’excluent mutuellement ou que l’existence de l’une dépende de celle de l’autre. En revanche, si le risque résulte uniquement du fait que les différentes prétentions dépendent des mêmes questions préalables de droit ou de fait, la décision partielle peut être contestée indépendamment des autres [consid. 1.3.2]. Le Tribunal fédéral constate qu’en l’espèce, la conclusion tendant à l’annulation de toutes les décisions n’est pas différente des conclusions portant sur une décision spécifique, dans la mesure où elle vise l’annulation des mêmes décisions ; seule la motivation juridique est différente. Cette conclusion générale n’a donc de signification que s’agissant des décisions qui ne sont pas concernées par une autre conclusion. Ainsi, les conclusions portant sur l’une ou l’autre des décisions de l’assemblée ne sont pas subsidiaires à la conclusion générale tendant à l’annulation de toutes les décisions [consid. 1.3.4]. De plus, les conclusions respectives ne s’excluent pas mutuellement dans leurs conséquences juridiques et l’une ne crée pas non plus la base juridique pour les autres. Il importe peu que, pour l’appréciation de l’ensemble des conclusions, il faille déterminer si la tenue de l’assemblée des copropriétaires était formellement valable. Même si la réponse à cette question différait selon les conclusions, ces décisions ne seraient pas contradictoires, du moins en ce qui concerne leurs conséquences juridiques [consid. 1.3.5]. En l’espèce, la décision attaquée constitue une décision partielle concernant les décisions de l’assemblée jugées définitivement par l’instance précédente et la décision de renvoi constitue en revanche une décision incidente [consid. 1.3.6].

Force de chose jugée et renonciation à la contestation d’une décision de copropriété – L’instance précédente avait considéré que la question de savoir si l’assemblée des copropriétaires avait été valablement tenue relevait de la res iudicata au sens de l’art. 59 al. 2 let. e CPC, au motif que le copropriétaire recourant avait renoncé à contester en appel l’une des décisions confirmées en première instance. Or pour le Tribunal fédéral, le fait que le copropriétaire se soit accommodé du jugement de première instance en ce qui concerne l’une des décisions n’excluait pas un examen, par la cour cantonale, de la question de la validité formelle de l’assemblée des copropriétaires. En effet, la question de la validité formelle des décisions prises ne concerne pas la conséquence juridique de la conclusion en annulation à laquelle le copropriétaire a renoncé en appel ; elle porte sur sa motivation juridique, laquelle ne participe en principe pas à la force de chose jugée. L’affaire est ainsi renvoyée à l’instance précédente pour qu’elle examine la question de la validité formelle des décisions pour lesquelles aucun grief matériel n’avait été soulevé dans une conclusion spécifique [consid. 3.3].

Nature cassatoire du recours et caractère divisible d’une décision – En l’espèce, le copropriétaire recourant avait demandé l’annulation d’une décision lui interdisant d’ériger une clôture, notamment celle prévue dans la demande de permis de construire du 31 août 2020. En première instance, cette décision a été annulée dans la mesure où elle concernait l’interdiction de construire toute clôture pour une durée indéterminée (cf. art. 647 al. 2 ch. 2 CC), mais elle avait été jugée valable s’agissant de l’interdiction de construire la clôture telle que prévue dans le projet [consid. 4.3.1]. Malgré la nature cassatoire du recours, une annulation partielle de la décision attaquée est admissible si celle-ci est matériellement divisible [consid. 4.3.2]. En l’espèce, le copropriétaire recourant ne parvient pas à démontrer que sa prétention n’était pas divisible et que l’assemblée n’aurait pas pu voter d’une part sur une interdiction générale et d’autre part sur une interdiction relative à la demande de permis de construire ou seulement sur l’une ou l’autre [consid. 4.3.3 et 4.3.4].

III. Commentaire

L’arrêt 5A_138/2024 du 10 juillet 2025 illustre parfaitement les difficultés procédurales qui peuvent résulter d’une demande en annulation de plusieurs décisions de l’assemblée générale d’une copropriété. Suivant le sort réservé à chaque décision dont l’annulation était demandée, les parties ont la faculté de recourir au Tribunal fédéral à l’encontre d’un prononcé partiellement final (art. 91 LTF) et de reprendre la procédure cantonale à l’égard d’autre points du jugement cantonal supérieur. Il faut donc déterminer si la question de l’annulation d’une décision est définitivement réglée au niveau cantonal afin de savoir si le recours au Tribunal fédéral est ouvert concernant une décision spécifique de la copropriété. En bref, cela suppose de s’assurer de l’indépendance de la décision en cause : celle-ci aurait pu faire l’objet d’un procès séparé et, en l’occurrence, le prononcé ne peut plus être remis en cause lors de la procédure de renvoi à l’instance cantonale. En matière de décisions d’une assemblée générale d’une copropriété, chacune des décisions prises peut faire l’objet d’une procédure en annulation distincte, le cas échéant initiée par différents copropriétaires, si bien que le rejet de la conclusion (qui peut elle-même fort bien concerner plusieurs décisions) en annulation de l’une des décisions peut faire l’objet d’un recours spécifique.

En l’espèce, le demandeur avait pris en première instance des conclusions spécifiques en annulation de cinq décisions pour des motifs matériels, puis une conclusion générale visant à l’annulation de l’ensembles des décisions pour un motif formel. En appel, il n’avait pas remis en cause le rejet de sa prétention en annulation de l’une des décisions de l’assemblée des copropriétaires qu’il avait critiquée pour un motif matériel spécifique dans sa demande, mais avait, en revanche, repris sa conclusion visant à l’annulation de l’ensemble des décisions en raison d’un problème formel de convocation.

Comme le retient le Tribunal fédéral, l’absence d’appel contre le point du dispositif refusant l’annulation d’une décision spécifique de l’assemblée générale n’empêche pas le demandeur de maintenir sa critique formelle pour l’ensemble des autres décisions. Le fait que ce point formel concernait aussi la décision qui n’avait pas été attaquée spécifiquement relève des motifs et non du dispositif en cause. Il n’y a donc pas autorité de la chose jugée au sens de l’art. 59 al. 2 let. e CPC pour les autres décisions de l’assemblée générale. Cette situation illustre la relation entre les faits et l’autorité de la chose jugée : le conglomérat de faits à la base de la prétention, en tant que composante de l’objet du litige avec les conclusions, limite le champ de l’autorité de la chose jugée2, en ce sens qu’elle ne saurait avoir un quelconque effet au-delà de cet objet. Il n’en demeure pas moins que seul le dispositif acquiert l’autorité de la force jugée, sans s’attacher à la constatation des faits3, lesquels peuvent tout au plus éclairer la portée du dispositif, dès lors qu’ils sont contenus dans les considérants4. Y aurait-il eu autorité de la chose jugée concernant le motif formel pour la décision visée par la conclusion spécifique si celle-ci avait été qualifiée juridiquement et rejetée uniquement pour le motif matériel mentionné dans la conclusion ? On doit en douter.



Notes

  1. ATF 139 III 126, consid. 3.
  2. ATF 123 III 16, consid. 2a.
  3. ATF 142 III 210, consid. 2.1.
Proposition de citation
François Bohnet / Simon Varin, La force de chose jugée et le renoncement à attaquer toutes les décisions de l’assemblée des copropriétaires, analyse de l’arrêt du Tribunal fédéral 5A_138/2024, Newsletter immodroit.ch octobre 2025
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