TF 4A_494/2020 du 24 juin 2022
Contrat d’entreprise; maxime des débats; expertise judiciaire fondée sur des expertises privées; droit au remboursement des frais de réparation des défauts; art. 55, 150, 189 CPC; 169 Norme SIA
Maxime des débats (art. 55 et 150 CPC) – Charge de l’allégation, rappel des principes (consid. 4-4.2). Charge de la contestation, rappel des principes (4.3). Charge de l’allégation délimitant l’objet de la preuve (consid. 4.4).
Lorsque l’établissement d’allégations concluantes est rendu difficile par le fait que seule la partie adverse connaît les informations nécessaires à cet effet ou encore qu’il faudrait pour cela disposer de connaissances spécialisées dont la partie chargée de l’allégation ne dispose pas, des indications détaillées ne peuvent être attendues qu’à l’issue de la procédure probatoire ou après la communication de renseignements par la partie adverse (cf. art. 85 al. 2 CPC). La procédure probatoire ne sert certes pas à remplacer ou à compléter des allégations manquantes, mais les présuppose au contraire. On ne peut cependant pas raisonnablement exiger de la partie mise en cause qu’elle expose dans les moindres détails les aspects techniques pertinents pour la décision, avant la mise en œuvre d’une procédure probatoire, car cela rendrait de facto impossible la mise en œuvre judiciaire des prétentions. Il incombe alors à la partie de démontrer en quoi elle ne dispose pas des connaissances techniques nécessaires pour formuler des allégations ou des contestations suffisamment étayées (consid. 4.5).
Ces exigences de substance s’appliquent également à la condition de la responsabilité contractuelle du dommage. Le demandeur doit exposer quels coûts ont été engagés pour quels travaux. Une répartition des coûts entre les différents « défauts » au sens juridique du terme n’est pas exigée. Il n’est pas rare qu’un dommage soit dû à plusieurs causes. Les difficultés techniques et pratiques liées à l’évolution multicausale du sinistre lors de l’attribution des coûts aux différents défauts ne doivent pas conduire à rendre impossible la mise en œuvre d’une prétention matérielle en raison de la charge de l’allégation. Si le tribunal arrive à la conclusion qu’il n’existe que quelques-uns des défauts dénoncés, il doit en principe fixer, selon son appréciation et sur la base des preuves acceptées, la part des défauts allégués par rapport au dommage total revendiqué (consid. 4.6).
En l’espèce, l’instance inférieure a posé des exigences trop strictes, notamment en reprochant à la recourante de pas avoir anticipé le résultat de l’administration des preuves ; elle n’a toutefois pas violé pas le droit, puisqu’elle n’a pas considéré à tort que certaines allégations concrètes n’étaient pas suffisamment étayées (consid. 5). Lorsque comme en l’espèce les réparations portent sur des travaux différents, clairement distincts les uns des autres, il n’est pas contestable que l’instance inférieure ait exigé d’exposer de manière circonstanciée pourquoi un défaut déterminé (ou l’interaction de plusieurs défauts) rende nécessaires les travaux de réparation facturés. Si des connaissances spécialisées sont nécessaires à cet effet, il faudrait au moins les exposer et proposer une expertise correspondante (consid. 6 et 7).
Expertise arbitrale ou expertise privée – Lorsqu’un expert technique résume ses conclusions et qu’une discussion aboutit à la reconnaissance par les parties des défauts décrits dans l’expertise, cela ne signifie pas encore que les parties reconnaissent le caractère obligatoire des expertises ultérieures, même lorsque l’expert technique continue d’exercer son mandat. Pour lier les parties, il eût fallu une reconnaissance également pour les autres expertises ultérieures ou un engagement clair de se lier aux futures expertises au sens de l’art. 189 CPC (consid. 5.1.3).
Preuve des défauts – Le fait que les mêmes travaux défectueux, reconnus pour quelques balcons et salles d’eau, aient été systématiquement exécutés sur tous les balcons et salles d’eau incriminés est contesté. A l’appui de sa prétention, le maître d'ouvrage a produit quatre rapports d’expert privés, une documentation photographique et un constat officiel et a requis une expertise judiciaire, laquelle aurait dû se fonder sur la documentation précitée, les travaux de réfection ayant été réalisés au moment de la procédure (consid. 5.2-5.3.1).
Expertise judiciaire fondée sur des expertises privées – L’expertise judiciaire fondée sur des expertises privées doit permettre de faire vérifier les résultats de l’expertise privée par un expert indépendant. L’acceptation d’un moyen de preuve ne peut pas être refusée parce qu’il n’est pas certain qu’il puisse apporter la preuve recherchée. Afin toutefois que l’administration des preuves ne se transforme pas en « fishing expedition », il faut exiger des parties qu’elles expliquent, lorsque cela n’est pas évident, pourquoi on peut s’attendre avec une certaine probabilité à un résultat probant d’un moyen de preuve proposé. En général, cela ne nécessite pas d’explication particulière, lorsque l’expert peut procéder aux mêmes examens que l’expert privé. Des indications à ce sujet sont toutefois nécessaires lorsque l’état de fait a considérablement changé entre-temps. Le fait qu’un expert puisse éventuellement juger si les hypothèses de l’expert privé apparaissent conciliables avec la documentation photographique n’est pas suffisant à cet égard. Il faudrait en outre qu’il soit possible d’exclure, avec une certaine probabilité, sur la base des documents disponibles, des causes alternatives qui n’auraient éventuellement pas été examinées par l’expert privé. A cet égard, il n’est pas acceptable de conférer de facto une valeur probante à une expertise privée en rendant impossible un contrôle indépendant par la réalisation de l’assainissement et en faisant de l’expertise privée ou du témoignage de l’expert privé la base essentielle d’une expertise judiciaire, sans que les faits sur lesquels porte l’expertise privée puissent être vérifiés par l’expert. Les témoignages proposés des personnes chargées de l’assainissement ne permettent pas de combler cette lacune, car ces personnes ne sont pas indépendantes. Le témoignage de l’expert mandaté pour la réfection ne peut apporter la preuve que dans des cas où, en raison de l’urgence, une conservation des preuves est impensable et où la preuve ne peut être apportée que sur la base de son témoignage, notamment lorsqu’un état de danger imminent exige une élimination immédiate du danger (consid. 5.3.2 et 5.3.3).
Droit au remboursement des frais de réparation des défauts (art. 169 Norme SIA) – La partie qui indique à l’entrepreneur qu’elle reviendra vers elle pour le concept de la réfection des défauts et pour le calendrier des travaux y relatifs ne peut pas se plaindre de l’inaction de l’entrepreneur et nier sa capacité d’exécuter les réparations pour cette raison, alors qu’il reste dans l’attente de ces informations (consid. 5.4.2). En outre, le remboursement des frais de réparation des défauts par des tiers ne peut être exigé que si l’entrepreneur n’a pas remédié aux défauts dans un délai raisonnable (consid. 5.4).